La guerre en Ukraine n’impacte pas les syndicats africains comme elle peut toucher les syndicats européens de l’éducation. Nos camarades du SNES-FSU (France) ont interrogé leurs partenaires syndicaux afin qu’ils exposent leur vision, souvent décalée, de la guerre. Des responsables syndicaux mauritaniens, guinéens, burkinabés, togolais, tchadiens, congolais et burundais, ont ainsi répondu.
Un événement moins couvert par les médias africains
Les médias africains consacrent un peu moins d’espace à la guerre en Ukraine que les médias européens, mais cela reste très variable selon les pays. Selon Amadou Tidjane Ba , secrétaire du SNES Mauritanie, : « Après la première journée de combats, l’Ukraine a disparu de nos médias nationaux ». Même impression en RDC (République démocratique du Congo) : « les médias congolais en parlent mais pas en priorité, c’est l’actualité nationale qui reste très commentée » affirme Jacques Taty Mwukupemba, de la FENECO (RDC). En république du Congo (Brazzaville), Germain Mpandzou signale que « l’événement ne fait pas la une des médias officiels, par contre il est largement commenté dans les médias privés et sur les réseaux sociaux ». En Guinée, en revanche, Salifou Camara, de la FSPE, constate que « la guerre est présente dans tous les médias » et Pedi Anawi, coordonnateur de la région Afrique pour l’Internationale de l’Éducation, affirme qu’au Togo, son pays d’origine, « La guerre est abondamment relatée par les médias écrits, radiophoniques, télévisuels et les réseaux sociaux ». Anatole Zongo du SNESS, indique que « l’événement est très suivi au Burkina Faso. Les médias traitent de cette question chaque jour ».
Au-delà des médias nationaux, dans le monde francophone, la radio et le site de RFI, ainsi que les télévisions et la presse écrite françaises, font aussi office de moyens d’information.
Mais néanmoins dans toutes les conversations
Qu’elle soit ou non largement couverte par les médias locaux, la situation préoccupe les enseignants africains : Rémy Nsenguiyumva, du STEB (Burundi) constate que « cette guerre intéresse les Burundais et en particulier les enseignants. Dans les moments de pause ils en discutent beaucoup ».« Cette guerre intéresse beaucoup nos collègues qui font le parallèle avec l’invasion de l’Irak ,la guerre en Libye et s’inquiètent des nouvelles armes nucléaires russes. » indique Amadou Tidjane Ba (Mauritanie), « c’est un sujet omniprésent pendant les récréations et débattu entre collègues » ajoute-t-il. Au Burkina Faso, « la guerre fait l’objet de débats dans le milieu enseignant, surtout au regard des enjeux planétaires qu’elle implique. Chacun défend son camp, Poutine ou Zelenski » nous dit Anatole Zongo. Les conséquences de la guerre font aussi l’objet d’inquiétudes « les répercussions sur l’économie burkinabè et le pouvoir d’achat de la population ne manqueront certainement pas à court, moyen et long terme au regard de la flambée du prix des hydrocarbures et du blé, avec toutes les conséquences que cela entraînera ». Au Tchad, Blaise Mbairiss du SET, note que « les enseignants s’interrogent sur les raisons profondes du déclenchement de la guerre ». Pedi Anawi, du Togo, souligne que « la nature morale de la guerre fait l’objet de discussion entre les enseignants, de manière informelle. En plus pour les enseignants d’histoire qui enseignent habituellement la Première et la Seconde Guerre mondiale, cette guerre est d’un grand intérêt car elle leur offre l’opportunité de comprendre directement certains mécanismes des grandes guerres ». Parfois la guerre fait écho à des événements locaux qui sont restés dans toutes les mémoires, en particulier dans les deux Congo qui ont connu des conflits meurtriers : « notre pays a connu eu 1997 une guerre civile très meurtrière, il évident à cet égard que la situation en Ukraine intéresse les enseignants » nous dit Germain Mpandzou de la FETRASSEIC (Congo-Brazaville).
Les questions posées par le rapatriement des Africains d’Ukraine
Si nos collègues africains se sentent éloignés des zones de combat, ils se préoccupent néanmoins du sort des réfugiés africains fuyant l’Ukraine. Beaucoup d’universités ukrainiennes, en particulier, accueillaient des étudiants africains, dans le domaine de la médecine, de l’informatique et des sciences en général. Ceux-ci étaient venus principalement pour deux raisons : le visa pour l’Ukraine était plus facile à obtenir qu’un visa européen et le coût des études et de la vie en général, moins élevé que dans l’Union Européenne. Qu’il s’agisse de travailleurs ou d’étudiants, beaucoup d’entre eux ont fait le choix de quitter l’Ukraine dans les premiers jours de la guerre et se trouvent aujourd’hui en Pologne, en Roumanie ou bloqués à la frontière de la zone « Schengen » faute de passeport européen. Pour ce qui concerne les étudiants mauritaniens, par exemple, « près d’une centaines étudiants mauritaniens étaient en Ukraine et presque la majorité (77) a été rapatriée par les autorités mauritaniennes qui ont organisé un vol, spécial. 17 ont décidé de rester dans les États dans lesquels ils étaient arrivés en fuyant l’Ukraine, 4 étudiants sont restés en Ukraine » indique le secrétaire général du SNES-Mauritanie. Pedi Anawi, travaillant au Ghana et d’origine togolaise, indique que « de nombreux étudiants du Ghana et un petit nombre de Togolais se sont retrouvés obligés de fuir les zones de combats. Un petit nombre a réussi à rentrer au pays, mais je ne sais par quel moyen. La grande partie est restée bloquée et c’est par eux que des informations sur la manière de traiter les réfugiés non-européens et leur recherche d’un refuge parviennent au pays d’origine. ».
Jacques Taty Mukwapemba, de RDC, explique qu’« il y avait beaucoup d’étudiants congolais qui avaient choisi d’aller étudier en Ukraine ». Il ajoute : « les nouvelles dont nous disposons certifient que beaucoup ont fui vers la Pologne. Le 14 mars, notre ambassade en Pologne a publié en communiqué demandant à tous les étudiants et autres Congolais venant d’Ukraine et se trouvant en Pologne de se manifester et d’appeler l’ambassade. A ce jour, le gouvernement n’a rapatrié aucun étudiant». En ce qui concerne le Burundi, Rémy Nsengiyumva indique que « certains étudiants, peu nombreux, ont été obligés de fuir les zones de combat. Mais ils ne sont pas encore rapatriés. Ils sont dans les pays limitrophes».
Selon notre collègue mauritanien,« la question des Africains qui quittent l’Ukraine et qui ne sont pas toujours facilement accueillis en Europe est perçue comme une injustice teintée de racisme ». Même impression de notre collègue congolais Germain Mpandzou : « au Congo, c’est perçu comme la confirmation du racisme ambiant qui règne en Europe », ainsi que de son collègue résidant de l’autre côté du fleuve Congo, Jacques Taty Mwukapemba : « Personnellement, je trouve cela discriminatoire. En raison de quels traités, principes ou accords internationaux, seuls les Ukrainiens seraient accueillis en Europe alors que les Africains moisissent en Pologne [sans pouvoir la quitter]? Ne sont-ils pas sur le même pied dans cette guerre? ». Même indignation au Burkina Faso et au Tchad. Pour Pedi Anawi, responsable régional de l’IE, « la façon dont ces réfugiés sont accueillis n’est pas surprenante. D’un côté lorsqu’on est habitué à être perçu et traité comme citoyen de seconde zone hors de chez soi, il n’y a pas de surprise. De l’autre côté, ces réfugies africains ne sont pas mieux traités chez eux par les détenteurs du pouvoir politique et des armes. »
La présence russe en Afrique : une puissance discutée
De nombreux pays africains ont connu depuis dix ans une « percée » de la présence russe, sur le plan économique et militaire. En 2019, un sommet Russie-Afrique, présidé par Vladimir Poutine, s’est tenu à Sotchi et a symboliquement marqué le retour de la Russie sur la « scène » africaine. Si les partenariats économiques et les transferts de technologie ont été mis en avant, nul n’ignore que la Russie considère surtout l’Afrique comme un marché privilégié pour ses ventes d’armes.
Économiquement, de puissantes sociétés russes d’extraction de matières premières ont pris pied en Afrique subsaharienne : en Mauritanie, en Guinée, au Nigéria, en Angola, à Madagascar. Cette présence est parfois discrète. Pour le représentant de la FENECO : « la Russie n’est pas vraiment présente en République Démocratique du Congo », pourtant la RDC et la Russie ont réactivé en décembre dernier un accord bilatéral impliquant la livraison d’armes russes et la prochaine délivrance de permis d’exploitation minière à des entreprises russes. Mais dans l’ensemble les intérêts économiques chinois, canadiens, français, australiens restent prédominants et les intérêts économiques russes ne paraissent pas représenter un danger, ce qui fait dire à Amadou Tidjane Ba : « Économiquement nous ne pouvons pas dire que la Russie est trop présente en Afrique, mais militairement la Russie est au Mali, notre voisin ». La présence de la milice Wagner, officiellement sans rapport avec l’État russe qui ne reconnaît pas ses liens avec cette milice privée, est effective en Centrafrique, en Libye, au Mozambique, au Soudan et au Mali.
Au Burundi, nos collègues ont conscience d’une présence commerciale russe forte en ce qui concerne les ventes d’armes : « la Russie est présente en Afrique et aussi dans notre pays, surtout militairement car la plupart des armes achetées par le Burundi provient de Russie » affirme Rémy Nsengiyumva, du STEB. Au Burkina Faso, Anatole Zongo, du SNESS , ne le cache pas : « avec l’insécurité grandissante ici, nombreux sont les Burkinabés à réclamer une coopération militaire avec la Russie. ». Au Tchad, la coopération militaire avec la Russie n’est pas perçue négativement : Blaise Mbairiss l’affirme : « la Russie est économiquement et militairement présente en Afrique. Sa présence n’est pas encore très perceptible dans mon pays. Je souhaite personnellement la présence de la Russie, comme les autres Tchadiens ». Souvent cette coopération militaire est vue comme un moyen d’échapper à l’interventionnisme français. C’est tout particulièrement le cas au Tchad où la France, présente par son importante base militaire, a soutenu le coup d’État d’avril 2021 .
Dans l’ensemble, évoquer une « expansion russe » en Afrique semble injustifié à nos collègues africains. D’un point de vue économique, ils pointent plutôt la présence des entreprises chinoises : « au Congo, c’est la Chine qui est très présente économiquement » déclare Germain Mpandzou (Congo). Beaucoup d’anciennes colonies françaises connaissent encore une forte présence des entreprises hexagonales, ce que souligne Salifou Camara de la FSPE : « je crois pas que la Russie soit économiquement ou militairement trop présente en Afrique, en Guinée c’est la France qui est toujours présente ».
Une compréhension de la mobilisation européenne… mais le regret d’une certaine indifférence à l’encontre de l’Afrique
Même si nos partenaires africains regrettent souvent que leur continent fasse l’objet d’un traitement peu important dans les médias européens, ils comprennent que l’opinion publique européenne se mobilise massivement en faveur de l’Ukraine et soit plus solidaire des Ukrainiens que des Éthiopiens ou des Congolais. « C’est normal d’accorder plus d’importance à une guerre qui se trouve tout près, car l’Europe subit directement les effets de cette guerre (accueil des réfugies, interruption des échanges commerciaux) ou pourrait les subir (émanations radioactives dans les centrales nucléaires ou usage de bombes atomiques) » déclare Amadou Tidjane Ba, de Mauritanie. Même réflexion de Salifou Camara, de Guinée : « nous pensons que le Européens et le monde entier doivent s’intéresser à cette guerre dévastatrice et qu’il s’agit d’éviter une troisième guerre mondiale ».
Pour Germain Mpandzou, de la FETRASSEIC (Congo), « il est normal que l’Europe s’intéresse au problème ukrainien dans la mesure où ce sont des personnes humaines qui sont touchées et c’est un pays que l’on est en train de détruire. Cependant notre perception est quand même qu’il y a deux poids deux mesures : ce qui intéresse l’Europe en Afrique c’est plus l’exploitation des richesses et la protection de ses intérêts économiques que le bien-être des populations africaines ». Pour Rémy Nsengiyumva, du STEB (Burundi), « nous pouvons comprendre aussi que les Européens soient plus sensibles à la guerre qui secoue leurs frères et sœurs qu’aux Africains ». Mais il ajoute : « nous ne savons pas très bien quoi en penser car ce n’est pas qu’une question de proximité, c’est aussi le jeu d’intérêts et de puissance entre les pays de l’OTAN et la Russie. »
Jacques Taty Mwakapemba, de la FENECO (RDC), est le ressortissant d’un pays qui a connu des décennies de guerre civile et de violences, il comprend que « les Européens aient tout intérêt à mettre un grand focus sur la guerre en Ukraine car pour eux, il y a là plusieurs questions d’ordre sécuritaire, économique, social. ». C’est un peu le même constat pour Anatole Zongo (Burkina Faso) : « il est normal que les Européens portent une attention particulière à ce conflit car il faut toujours aider le voisin à éteindre sa case qui brûle, sinon l’incendie peut connaître un développement en direction de votre propre maison ».
Quant aux questions « africaines » et le supposé désintérêt européen à leur égard, certains font la remarque que « l’ Afrique a ses propres réalités, ses propres problèmes et à mon sens, les problèmes africains doivent être solutionnés par les Africains eux-mêmes. Les problèmes de votre maison ne peuvent trouver de solution que par le propriétaire de la maison» (Jacques Taty Mwakapemba, FENECO, RDC). Ce qu’affirme aussi Blaise Mbairiss (SET, Tchad) : « l’Afrique a ses réalités, quelquefois l’ingérence européenne dans les problèmes africains crée beaucoup plus de problèmes à l’Afrique qu’elle n’en résout ».