Allocution du secrétaire général du CSFEF, Luc Allaire, à l’ouverture de la Rencontre de la société civile francophone sur la privatisation et la marchandisation de l’éducation

Dakar – 23 octobre 2017

Bonjour,

Nous sommes réunis ici à Dakar pour discuter ensemble d’un enjeu majeur, celui de la privatisation et de la marchandisation de l’éducation qui nous concerne toutes et tous.

Autrefois, les écoles privées, c’était pour l’élite. Elles accueillaient quasi exclusivement  les enfants des ambassadeurs, des ministres, des riches industriels, etc.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Au cours des dix dernières années, nous avons assisté à une croissance sans précédent des écoles privées. On trouve maintenant des écoles à bon marché (low cost) dans les quartiers pauvres et dans des villages défavorisés de nombreux pays à faibles revenus.

Selon un sondage réalisé par le CSFEF au printemps 2016, la part des écoles privées dépasse les 25 % dans 23 pays francophones.

Dans 10 de ces pays, les écoles privées accueillent entre 60 % et 85 %, c’est le cas de la Côte d’Ivoire, du Togo, de la République démocratique du Congo, de Madagascar. En Haïti, cette proportion atteindrait même 90 %.

Cette croissance est si importante qu’elle est sur le point de transformer en profondeur des systèmes éducatifs très fragiles. Elle est encouragée par de nombreux investisseurs, comprenant des entreprises multinationales, qui s’impliquent dans le marché jugé très lucratif de l’éducation, en proposant des services à bas coûts, de mauvaise qualité et visant les populations pauvres, en ne respectant pas les régulations des États.

Le danger est tel que la marchandisation a aujourd’hui influencé et touche même le réseau d’enseignement public. A titre d’exemple, en République Démocratique du Congo, un des pays de l’Afrique subsaharienne qui accorde le budget le plus faible au secteur de l’éducation, l’école publique n’est pas gratuite et les frais officiels ne font que galoper au détriment des familles pauvres, malgré les engagements internationaux pris par le gouvernement.

Si l’enseignement supérieur et les centres de formation professionnelle et technique font face à une privatisation importante, la croissance de ces acteurs privés est particulièrement marquée aux ordres de l’éducation primaire et secondaire, là où les injustices sociales se creusent. En effet, la privatisation et la marchandisation de l’éducation ont créé et exacerbé les inégalités en matière d’accès et de qualité de l’éducation, en particulier pour les personnes défavorisées sur le plan socio-économique.

Devant cette croissance sans précédent des écoles privées, le Comité syndical francophone de l’éducation et de la formation n’est pas resté les bras croisés. En mars 2016, le CSFEF a co-organisé un séminaire au siège de l’Organisation Internationale de la Francophonie. C’est lors de ce séminaire qu’a été discuté l’Appel contre la marchandisation de l’éducation. Celui-ci a été lancé en juin 2016, obtenant ensuite le soutien de 330 organisations originaires de 40 pays.

Cet Appel a été entendu par les chefs d’État et de gouvernement lors du Sommet de la Francophonie, qui s’est tenu à Madagascar en novembre 2016. En effet, l’éducation s’est taillé une place de choix dans la Déclaration qui a été adoptée lors de ce Sommet. Plusieurs paragraphes font écho aux revendications exprimés dans l’Appel, dont l’importance d’avoir des enseignantes et enseignants qualifiés pour une éducation de qualité, l’attachement à l’éducation publique et le contrôle renforcé du secteur éducatif privé. Les chefs d’État et de gouvernement ont aussi manifesté  leur inquiétude face à la prolifération des écoles privées.

Laissez-moi vous lire l’article 39 de la Déclaration d’Antananarivo qui constitue l’un des engagements qui va le plus loin en matière de prise de position internationale sur la question de l’éducation privée :

  1. Constatant le développement des établissements scolaires et éducatifs à but commercial, et attachés à une éducation publique, gratuite et de qualité pour tous et toutes, nous demandons à l’OIF et à la Conférence des ministres de l’Éducation des États et gouvernements de la Francophonie (Confémen), en collaboration avec la société civile, de poursuivre la réflexion abordée lors du Sommet de Kinshasa (2012) et de prendre des mesures pour promouvoir des dispositifs institutionnels efficaces de régulation des acteurs privés de l’éducation, afin de garantir la qualité et l’équité des services éducatifs.

Cette prise de position est remarquable en plusieurs sens, car les chefs d’État et de gouvernement :

  • Constatent le développement des écoles à but lucratif;
  • Ils se disent attachés à une éducation publique, gratuite et de qualité pour toutes et tous;
  • Ils demandent à l’OIF et à la Confémen de poursuivre la réflexion en collaboration avec la société civile, c’est-à-dire « Nous », et de prendre des mesures efficaces de régulation des acteurs privés de l’éducation, afin de garantir la qualité et l’équité des services éducatifs.

Cette déclaration a été signée par les chefs d’État et de gouvernement il y a près d’un an. Il est temps que leurs paroles se traduisent en actions concrètes.

Ce sera l’un des objectifs principaux de cette Rencontre qui débute aujourd’hui. Nous exigerons des gouvernements des pays de la Francophonie qu’ils mettent en œuvre les engagements qu’ils ont pris à Madagascar.

Nous sommes ici pour réfléchir, après un nécessaire état des lieux, aux mesures qui doivent être prises afin que cette régulation soit effective, pour que l’éducation soit synonyme de qualité et d’équité au sein d’un secteur public ambitieux.

Enfin, comme le CSFEF est le réseau francophone de l’Internationale de l’Éducation, les principes que nous défendrons tout au long de la Rencontre s’inspireront de la résolution sur la privatisation et la commercialisation de l’éducation qui a été adoptée lors du dernier Congrès de l’IE à Ottawa en juillet 2015.

En ce sens, nous veillerons à ce que les principes directeurs dont nous discuterons au cours des prochains jours ne soient pas en contradiction avec les principes que nous avons adoptés à l’unanimité lors de ce congrès.

Ainsi, notre plaidoyer part du principe selon lequel les gouvernements nationaux ne peuvent se soustraire à leur responsabilité d’organiser une éducation publique de qualité pour tous les enfants, qui doit être gratuite jusqu’à la fin du cycle secondaire. Nous ne contestons pas l’existence d’écoles privées dans de nombreux pays. Les syndicats que nous représentons comptent d’ailleurs des milliers de membres dans ce secteur. Cependant, les gouvernements doivent maintenir leurs engagements au niveau des écoles publiques, et ils doivent imposer des règles strictes aux établissements privés, comme par exemple :

  • Des conditions de travail décentes pour le personnel des établissements privés. Dans de nombreux pays, les salaires offerts aux enseignantes et enseignants du secteur privé sont très bas; les enseignants qui tentent de se syndiquer peuvent être congédiés sur le champ;
  • Le respect des programmes d’éducation et des curriculums nationaux et non des programmes éducatifs standardisés concoctés par les entreprises multinationales;
  • La règlementation doit aussi prévoir que les établissements privés embauchent des enseignantes et enseignants qualifiés;
  • Les États doivent aussi s’opposer à la marchandisation de l’éducation c’est-à-dire les sociétés privées qui investissent les champs pédagogiques : cours complémentaires, cours payant en ligne, test, logiciels qui récupèrent des données pédagogiques, etc. Les syndicats dénoncent les contrats passés avec les grands groupes numériques et exigent un contrôle citoyen de tous les logiciels utilisées à l’école.

De plus, nous exigeons la fin du financement public des écoles privées (au Cameroun, par exemple, les subventions aux lycées privés dépassent le financement accordé aux lycées publics). Le financement public doit être réservé strictement aux établissements publics. Les écoles privées sont privées, point à la ligne.

D’ailleurs, lors que les gouvernements cessent d’imposer leur règlementation aux écoles privées, ou sont tentés par un renoncement, les syndicats entrent en action. Ainsi, au Burkina Faso, des syndicats de l’éducation dénoncent le fait que les écoles privées ont entrainé une baisse de la qualité de l’éducation et, par voie de conséquence, une diminution du taux de diplomation. Ils ne sont pas limités à faire des représentations auprès de leur gouvernement, mais aussi auprès de la Banque Mondiale, qui s’est engagée à mener une enquête pour documenter ces allégations.

Par conséquent, nous serons très vigilants pour que la rédaction des principes directeurs ou tout autre langage à vocation normative ne puisse compromettre  la capacité des syndicats francophones  à maintenir la pression sur leurs gouvernements afin que ceux-ci respectent l’article 39 de la déclaration d’Antananarivo mais aussi pour qu’ils mettent en œuvre le quatrième Objectif du développement durable, l’ODD 4.

Ainsi, dans l’Appel de la société civile francophone contre la marchandisation de l’éducation, nous appelions solennellement tous les États :

  • À respecter, protéger et mettre en oeuvre le droit à l’éducation ;
  • À s’opposer à la marchandisation de l’éducation et des systèmes éducatifs ;
  • À prendre des mesures pour mettre en place le plus rapidement possible un système d’éducation publique entièrement gratuit de qualité pour tous, visant la réalisation du droit à l’éducation et de l’Objectif de développement durable N°4 consacré à l’éducation

 L’ODD 4, rappelons-le, vise notamment à faire en sorte que, d’ici à 2030, toutes les filles et tous les garçons suivent, sur un pied d’égalité, un cycle complet d’enseignement primaire et secondaire gratuit et de qualité, qui débouche sur un apprentissage véritablement utile.

Les chefs d’État et de gouvernement se sont engagés à réaliser l’ODD 4 d’ici 2030. Ils doivent dès maintenant se donner  les moyens pour que cet objectif devienne réalité, et l’expérience montre que seule l’école publique a vocation à  offrir un enseignement gratuit et de qualité.

Merci beaucoup.